Doctorat de Sainte Thérèse

Le triomphe de la petite voie

 

Parler de "triomphe" à propos de la petite voie toute droite découverte par sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus de la Sainte-Face peut sembler un peu paradoxal. Pourtant, à observer l'engouement croissant qu'elle suscite dans l'Église - et en dehors - il semblerait bien que cette voie se transforme en autoroute! Comment la petite Thérèse s'est-elle révélée au monde? Comment s'est-elle imposée à nos coeurs? Comment l'Église a-t-elle préparé ce doctorat? Quelques réponses dans ce dossier, qui entame une série d'articles qui nous mèneront jusqu'à la proclamation du doctorat de Thérèse, le 19 octobre prochain, par le pape Jean-Paul II. Quelques réponses qui ne prétendent pas donner toute la mesure du personnage : il nous faudra encore quelques siècles pour en saisir la richesse, et la simplicité...

 

Thérèse Martin naît le 2 janvier 1873. Espiègle, volontaire, elle est surtout animée par une grande sensibilité qui, plus tard, lui donnera les mots pour exprimer sa spiritualité dans ses poésies. Elle possède également un solide bon sens tout à fait normand qui se révélera par exemple lors de l'épidémie de fièvre au Carmel, pendant l'hiver 1892. Dès ses premières années, Thérèse parle le langage de l'amour. Entourée, choyée, elle trouvera dans un cocon familial très féminin (elle a quatre surs aînées) une ambiance propice à l'épanouissement des vertus dont elle fera preuve tout au long de sa vie. Ne nous y trompons pas, elle reçut une éducation sévère et très encadrée. C'est cela qui orientera très tôt sa volonté vers l'Espérance en Dieu. Comme il a été dit plus tard, il s'en serait fallu de peu pour que la petite Thérèse soit orgueilleuse, égocentrique, capricieuse et satisfaite. Elle le savait et se méfiait par-dessus tout de son amour propre.

La vie ne lui laissera pas le loisir de céder à ces tentations. Sa mère meurt d'un cancer quand elle n'a que quatre ans. C'est couper trop tôt le cordon ombilical. Thérèse dit qu'elle entre alors dans la période la plus difficile de sa vie, qui durera dix années. Sa sensibilité s'exacerbe (elle pleure à la moindre contrariété), et s'enferme dans une solitude d'âme qu'elle ne rompt que pour sa famille, en particulier Céline. Cette mélancolie, qui frise parfois la dépression, la prédispose à la méditation. C'est ainsi qu'elle commence, sans le savoir, à pratiquer une oraison intérieure régulière avec Dieu, cachée derrière les rideaux de sa chambre. Thérèse n'est plus seule.Son intimité avec le Seigneur lui ouvre dès ce moment le chemin de la confiance, la prépare à traverser les grandes épreuves spirituelles de sa vie.

 

En 1882, sa sur Pauline rentre au Carmel sous le nom de sur Agnès de Jésus. Sa seconde maman l'abandonne et Thérèse plonge un peu plus dans l'isolement. Nul doute que ce départ, une des grandes étapes sur le chemin de la purification de sa personnalité, ait été décisif dans la vocation de la petite cadette. Mais pour l'instant, et durant trois mois, de mars à mai 1883, c'est le vide, les migraines, la dépression, la perte de ses moyens, que Thérèse qualifiera elle-même d'atteinte démoniaque : " Je crois que le démon avait reçu un pouvoir extérieur sur moi, mais qu'il ne pouvait approcher de mon âme ni de mon esprit, si ce n'est pour m'inspirer des frayeurs très grandes de certaines choses...". Si démon il y a, il est sûr que sa guérison est miraculeuse. La Vierge qui trône près de son lit lui sourit : la guérison est instantanée. Première grande épreuve de purification. Cette même statue était placée près de son lit lors de sa mort, et veille maintenant, dans la chapelle du Carmel, sur la châsse des reliques.

 

Le 8 mai 1884, Thérèse fait sa première communion.Il lui naîtra dès lors une faim de l'Eucharistie qui lui arrache des larmes de joie à chaque communion : " Ce fut un baiser d'amour, je me sentais aimée, et je disais aussi : "Je vous aime, je me donne à vous pour toujours" ». Dans une époque encore marquée par un jansénisme traumatisant, elle obtient de son confesseur l'autorisation de communier régulièrement.Elle a alors 11 ans, et sa personnalité spirituelle de future (ou peut-être déjà) sainte s'édifie peu à peu, d'autant qu'elle reçoit un mois plus tard les dons de l'Esprit lors de sa confirmation. Les années 1885 et 1886 seront difficiles pour Thérèse.Elle ne supporte pas le pensionnat, est victime d'une crise de scrupule qui lui fait douter de son état de grâce, sa sur Marie rentre au Carmel sous le nom de sur Marie du Sacré-Cur et sa sur Léonie rentre à la Visitation.

Lors de la messe de Noël 1886, la Grâce intervient encore et elle vit, enfin, une grande conversion. Tout va alors aller très vite.En mai 1887, elle convainc son père de l'urgence de sa vocation : Thérèse veut épouser le Christ, et elle ne veut pas attendre. Mais il lui faut gagner la permission d'entrer au Carmel car deux de ses surs aînées y sont déjà. Le supérieur du Carmel s'y oppose, sauf autorisation de l'évêque, qui s'en remet lui-même au supérieur! Alors Thérèse part voir le Pape.Ce voyage, qui échouera dans son but, est pour elle la seule occasion qu'elle aura de sa vie de se plonger dans le monde. Elle comprit les limites humaines des prêtres, la nécessité de prier pour eux, le poids du martyre dans la tradition de l'Église.De là lui viendra peut-être le désir de souffrir pour les pécheurs (mais comme elle le dit elle-même : c'est Lui qui met les désirs dans nos coeurs...).

 

Thérèse entre enfin au Carmel le 9 avril 1888. Postulante, puis novice, elle fait sa profession le 8 septembre 1890. L'expérience qu'elle fera au Carmel, toute désirée qu'elle ait été, est fort différente de ce qu'elle a connu jusqu'à présent. Bien entendu, elle retrouve ses surs, une communauté pauvre mais accueillante, une sorte de " famille ". Mais on y parle peu - on communique surtout par billet -, on épanche moins ses sentiments, on doit demander la permission pour tout, et obéir en tout. Sur Thérèse se soumet à la règle sans hésitations. Elle vexera même mère Agnès de Jésus (Pauline) en refusant de lui accorder plus d'importance qu'aux autres carmélites!

 

En fait, Thérèse de l'Enfant-Jésus de la Sainte-Face sait exactement quelle est sa place au Carmel : " Demandez que votre petite fille reste toujours un petit grain de sable bien obscur, bien caché à tous les yeux, que Jésus seul puisse le voir; qu'il devienne de plus en plus petit, qu'il soit réduit à rien..." (lettre à sur Agnès). Elle apprend l'abandon, total, à la volonté du Christ dont elle est l'épouse depuis sa profession. Elle vit surtout de la paix que la confiance lui met en l'âme.Cette paix sera son unique pain lors de la grande crise de la Foi qui surviendra en 1896.

 

Il n'est pas certain par contre qu'elle comprenne très bien pourquoi mère Agnès, devenue prieure en 1893, lui commande de mettre ses souvenirs sur papier. Mère Agnès le sait-elle aussi? S'agit-il là d'un trait de la Providence? En effet, que saurait-on aujourd'hui de la vie intérieure de la petite sainte sans ces précieux manuscrits? Elle rédige donc un premier cahier, que mère Agnès range dans un tiroir... Elle écrit des poèmes pour les professions de ses surs carmélites, des récréations pieuses jouées par les novices dont elle est, à partir de 1896, la maîtresse dans les faits - elle n'en portera jamais le titre. Elle trouvera les mots, parfois très simples, pour guider les jeunes sur sa petite voie toute droite qu'elle est en train de découvrir. A ce moment Thérèse est sûre de son martyre. Elle reçoit le 10 mai 1896 l'appel à la vocation unique : " Je me sens la vocation de Guerrier, de Prêtre, d'Apôtre, de Docteur, de Martyr (...) Considérant le corps mystique de l'Église, je ne m'étais reconnue dans aucun de ses membres décrits par saint Paul, ou plutôt je voulais me reconnaître en tous... la Charité me donna la clef de ma vocation (...) Ma vocation, enfin je l'ai trouvée, ma vocation, c'est l'Amour! (...) Oui j'ai trouvé ma place dans l'Église et cette place, ô mon Dieu, c'est vous qui me l'avez donnée... dans le cur de l'Église ma Mère, je serai l'Amour, ainsi je serai tout...!!! (...) Je ne suis qu'une enfant, impuissante et faible, cependant c'est ma faiblesse même qui me donne l'audace de m'offrir en Victime à Ton Amour, Ô Jésus..." (lettre du 8 septembre 1896 à sur Marie du Sacré-Cur).

 

Pour bien comprendre la démarche de Thérèse, il faut la rapprocher de son acte d'offrande à l'Amour miséricordieux du 9 juin 1895 (se reporter aux manuscrits autobiographiques de Thérèse). En fait de victime, elle ne parle que de tendresse, d'Amour, de Charité pour le monde, pour les pauvres, les pécheurs, les incroyants, pour ses frères prêtres missionnaires, pour les condamnés à mort. Au plus fort de sa maladie, à bout de force, elle marchera autour du cloître pour un prêtre!

Folie! Folie que l'Amour! Folie que le sacrifice du Christ en Croix et folie que le désir de Thérèse de vivre la Passion. Elle ira plus loin encore.Thérèse tombe malade en mai 1896 -crachements de sang. Sa sur Agnès de Jésus ne l'apprendra qu'un an plus tard, alors queThérèse est déjà incurable. Sur ordre de la prieure, mère Marie de Gonzague, Thérèse n'en a rien dit.La maladie évolue vite. Dans le même temps, elle rentre dans la nuit de la Foi.Elle en parlera trop peu dans ses écrits pour que nous puissions aujourd'hui comprendre exactement ce qui s'est passé : " Les brouillards qui m'environnent deviennent plus épais, ils pénètrent dans mon âme et l'enveloppent de telle sorte qu'il ne m'est plus possible de retrouver en elle l'image si douce de ma Patrie, tout a disparu! (...) Que Jésus me pardonne si je Lui ai fait de la peine, mais Il sait bien que tout en n'ayant pas la jouissance de la Foi, je tâche au moins d'en faire les uvres..." Thérèse ne voit plus, ne sent plus le Christ en elle, mais elle garde confiance.

La maladie évolue vite. En juin 1897, mère Agnès ressort le carnet de souvenirs de Thérèse, et dans un élan prophétique, demande à mèreMarie de Gonzague d'ordonner à sa sur d'en écrire la suite. C'est dans ce manuscrit, appelé manuscrit C, que Thérèse nous donne la clef de sa petite voie : " Si quelqu'un est tout petit, qu'il vienne à moi " disent les Psaumes dans l'Ancien Testament : Je suis toute petite, dit Thérèse. " Comme une mère caresse son enfant, ainsi je vous consolerai, je vous porterai sur mon sein et je vous balancerai sur mes genoux ", dit Dieu par la voix du prophète Isaïe : L'ascenseur qui doit m'élever jusqu'au Ciel, ce sont vos bras, Ô Jésus, dit Thérèse. " Je vous fais un commandement nouveau, c'est de vous aimer les uns les autres comme je vous ai aimé. " dit le Christ : Jamais je ne pourrais aimer mes surs comme vous les aimez si vous-même, ô mon Jésus, ne les aimiez encore en moi ", répond Thérèse.

 

37 pages qui constituent son testament spirituel. L'évolution rapide de la maladie contraint la petite malade à arrêter son cahier sur les mots "... je m'élève à lui par la confiance et l'amour. " Elle est descendue le 8 juillet 1897 à l'infirmerie, où elle est veillée par ses surs Geneviève (Céline), Marie du Sacré-Cur (Marie) et Agnès de Jésus (Pauline), qui noteront ses paroles sur des petits carnets ou des feuilles volantes. Les hémoptysies s'intensifient, mais Thérèse fait face à la fois à sa tuberculose et sa tourmente spirituelle. L'extrême-onction lui est administrée le 30 juillet alors qu'on la croit agonisante.Le calvaire durera encore deux mois! Thérèse communie pour la dernière fois le 19 août, alors qu'elle ne se nourrit plus que de lait.

Même à cette extrémité, la jeune femme garde encore son humour et sa bonne humeur, répondant à quelqu'un qui lui demandait de quoi elle mourrait : " Mais je mourrai de mort! ". Elle expérimente sa petite voie dans toute sa réalité, elle consomme jusqu'au bout son sacrifice d'Amour, elle s'assoit au plus bas, à la table des pécheurs et des incroyants. La maladie la force à trouver en Jésus la confiance totale, l'abandon définitif qui lui permettront de ne jamais renier ses offrandes, à surtout ne jamais se détourner du Christ qui est là, au bout de l'épreuve, qui l'attend les bras ouverts pour la hisser vers lui et la bercer sur ses genoux.

 

Peut-être en ces jours se rappelle-t-elle des phrases écrite à Céline en avril 1889? : " Ne croyons pas pouvoir aimer sans souffrir, sans souffrir beaucoup... notre pauvre nature est là (...) "Jésus a souffert avec tristesse! Sans tristesse est-ce que l'âme souffrirait!" (St François de Sales) Et nous voudrions souffrir généreusement, grandement! Céline! Quelle illusion! Nous voudrions ne jamais tomber? Qu'importe, mon Jésus, si je tombe à chaque instant, je vois par là ma faiblesse et c'est pour moi un grand gain... Vous voyez par là ce que je puis faire et maintenant vous serez plus tenté de me porter en vos bras...". Son agonie terrible, les 29 et 30 septembre, après une nuit de la Foi qui a duré un an et demi, connaît une dernière rémission de quelques minutes - le temps d'un Credo : une extase où Thérèse retrouve toute paix, toute béatitude intérieure et extérieure, où elle témoigne pour la communauté qui l'entoure, et pour nous, de la vision du Ciel qui l'accueille, au bout de la petite voie toute droite qu'elle nous laisse en héritage.

 

La petite sainte morte d'Amour à 24 ans est enterrée le 4 octobre dans le cimetière communal. Un an après, le Carmel sort un premier tirage de l'Histoire d'une âme, à 2000 exemplaires. L'" autobiographie " de Thérèse est en fait le texte des deux manuscrits A et C écrit sur la demande de ses prieures, et de deux textes, que l'on appelle manuscrit B écrit à sa sur Marie. Mère Agnès a procédé à des remaniements, des corrections d'orthographe et de style, à des ajouts de textes provenant de lettres, qui rendent l'ouvrage plus cohérent mais certainement moins authentique. Ce n'est pas grave puisque tout y est de Thérèse. Six mois après, il faut refaire un tirage. En 1900, soit deux ans et demi après la mort de Thérèse, l'Histoire d'une Âme s'est déjà vendu à 6000 exemplaires. Il est dès lors traduit en anglais, allemand, polonais, espagnol, italien, etc. Les lettres de témoignages commencent à arriver par centaines au Carmel. Des pèlerins viennent sur sa tombe, les premiers miracles ont lieu. En 1918, le Carmel a diffusé plus d'un million d'exemplaires des écrits de la sainte! On l'a compris : la machine s'est emballée, petite sur Thérèse, à peine retournée au Père, passe déjà son Ciel à faire du bien sur la terre. L'étonnement est grand à Lisieux, car rien ne pouvait laisser prévoir un tel engouement. Le phénomène parvient vite aux oreilles du Magistère qui nomme en 1909 deux postulateurs pour la cause de béatification. Le procès s'ouvre l'année suivante, est à peine retardé par la guerre, et le 14 août 1921, le pape Benoît XV signe le décret sur l'héroïcité des vertus de sur Thérèse de l'Enfant-Jésus. Lorsque Thérèse est béatifiée le 29 avril 1923, les miracles se comptent déjà par centaines. Deux ans plus tard, c'est enfin la canonisation par le pape Pie XI.

Thérèse a forcé toutes les portes, même celles du Carmel. À partir de sa mort, elle forcera les portes des curs. Pie XI proclame sainte Thérèse patronne principale des Missions, à l'égal de saint François-Xavier.Pour une carmélite qui n'a jamais mis les pieds hors de son couvent, voilà qui est fort! Mais rien n'arrête plus Thérèse.Elle veut tout et elle aura tout! Devant l'afflux de pèlerins, une basilique est construite sur la colline dominant le Carmel, nécessitant le percement de grandes avenues. Le Cardinal Pacelli, légat du Pape, viendra en personne consacrer l'édifice. En 1941, Thérèse est déclarée patronne de la Mission de France, fondée par le cardinal Suhard, et dont le séminaire est à Lisieux. En 1944, elle est proclamée patronne secondaire de la France, et en 1997, cent ans après son entrée dans la Vie, elle est déclarée Docteur de l'Église. Quel témoignage!

 

Voilà juste un mois, le pape Jean-Paul II invitait le million de jeunes présents aux JMJ à suivre " la petite voie des enfants qui s'en remettent au Père avec une confiance audacieuse ". Il nous confirmait, si besoin était, que le monde n'entrera pas sans sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus dans le troisième millénaire.Elle qui voulait forcer l'attention du Bon Dieu par sa petitesse a bien su forcer la nôtre par sa grandeur. Ce qui explique aujourd'hui le triomphe de sa petite voie toute droite.

 

Bertrand GUILLERM
pour le Journal France Catholique

 

 

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